Commémoration de l’armistice de 1918, la fin de ce que l’on a appelé « la Grande Guerre ».
Entre 1914 et 1918, l’Europe et le monde ont été plongés dans un conflit d’une violence industrielle inédite : des millions de soldats tués dans les tranchées, gazés, mutilés à vie ; des millions de civils fauchés par les combats, les famines, les occupations, les bombardements, des millions de veuves et d’orphelins.
Des combattants venus de tous les horizons ont été entraînés dans ce cataclysme : paysans français arrachés à leurs champs, ouvriers des villes, mais aussi soldats des colonies d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, engagés ou réquisitionnés pour une guerre qui n’était pas la leur, sur un sol qui n’était pas le leur.
La Première Guerre mondiale a été une guerre mondiale en tous points, et ses morts portent tous les visages de l’humanité.
Les « vainqueurs » eux-mêmes sont sortis brisés de cette épreuve. Les villes, les villages, les champs, ont été dévastés, des familles entières décimées, des nations traumatisées. Et pourtant, au cœur de l’horreur, des solidarités sont nées, des refus de la barbarie, des aspirations à la paix et à la justice.
Aimé Césaire nous rappelle avec force : « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. »
Mais si la mémoire est un trésor à partager, elle est aussi, parfois, une arme : une arme qui peut être manipulée, révisée, niée. On peut travestir le passé pour justifier le présent, on peut sélectionner les souvenirs qui arrangent et effacer ceux qui dérangent.
C’est pourquoi le devoir de mémoire n’est pas une simple répétition de cérémonies convenues. Il exige de la précision, de la rigueur historique, du courage aussi. Aux historiennes et aux historiens, mais aussi à nous, responsables publics, enseignants, citoyens, de « faire le lien », pour éviter les amalgames qui conduisent si souvent à la haine ou à l’incompréhension.
Pour éviter aussi l’instrumentalisation de certains, parfois, qui se montrent très présents lors des commémorations, tout en défendant dans leurs programmes politiques des projets qui divisent, stigmatisent, opposent les uns aux autres. On ne peut pas, d’un côté, se draper dans la mémoire des suppliciés et, de l’autre, banaliser les discours qui minent les valeurs mêmes de notre République.
D’autant que pour la Première Guerre mondiale, le temps des témoins est achevé. Plus aucun poilu ne peut aujourd’hui se tenir devant nos élèves pour raconter Verdun, le Chemin des Dames, les tranchées noyées de boue, la terreur permanente.
L’an dernier, j’ai eu le privilège de partager un moment de mémoire au collège de Latresne avec Lily Keller Rosenberg, rescapée de la Shoah. Ce jour-là, j’ai vu des regards d’adolescents se transformer, parce qu’un témoin, une femme en chair et en os, leur parlait de la déportation, de la persécution, du mal absolu, mais aussi de sa volonté intacte de croire en la paix et en l’humanité.
Les témoins de 14-18 nous ont quittés. Mais, comme Lily, ils nous ont légué une mémoire : des lettres, des journaux, des récits, des chansons, des monuments. Cet héritage leur survivra si nous le faisons vivre. C’est l’héritage de femmes, d’hommes, d’enfants qui ont vu de près ce que la guerre fait aux corps, aux âmes, aux sociétés, et qui, pour beaucoup, en sont sortis avec une conviction : plus jamais ça.
Cette conviction implique aussi de résister à certains raccourcis de l’histoire qui affirment, par exemple, que les soldats auraient « choisi »de mourir pour la France », alors on gomme la contrainte, la peur, la violence d’un système. Car nombre d’entre eux n’ont pas choisi. Les tirailleurs dits « sénégalais », raflés et envoyés depuis les colonies. Les paysans français mobilisés, qui savaient qu’au moindre pas en arrière, au moindre refus d’obéissance, les attendait le peloton d’exécution. Les fusillés pour l’exemple, dont beaucoup n’étaient ni lâches ni traîtres, mais simplement des hommes épuisés, brisés, parfois révoltés.
De même, comment peut-on prétendre que la « victoire française » de 1918 aurait permis de créer « un monde de paix ». Peut-on considérer que le traité de Versailles a apporté la paix au monde, alors même que l’ordre injuste qu’il a instauré n’a fait qu’exacerber les nationalismes, les humiliations, les frustrations ? Cet ordre-là a ouvert la voie à une Seconde Guerre mondiale encore plus barbare que la première.
La guerre de 14-18 n’a pas enfanté un monde pacifié ; elle a mis en place un nouvel ordre impérialiste dont les injustices et les contradictions ont nourri la suite de toutes les horreurs du XXᵉ siècle. En réalité, il n’y a pas de victoire à la guerre : une fois la machine lancée, c’est l’humanité entière qui en sort perdante, quelle qu’en soit l’issue.
Cette réécriture de l’histoire n’est pas neutre. Elle a une fonction politique. Dans un monde où l’ordre néo-libéral s’organise de plus en plus autour d’une concurrence armée entre grandes puissances, cette vision embellie du passé vise à rendre acceptable un nouveau militarisme.
Elle s’inscrit dans un ensemble cohérent de choix : augmentation des dépenses d’armement, banalisation du vocabulaire de guerre dans le débat public, et mise en place d’un nouveau Service national universel, présenté comme un grand moment d’« éducation civique », mais confié à l’armée et non à l’école de la République.
Face à ces bruits de bottes, nous avons, plus que jamais, le devoir de reprendre le vieux cri de Craonne : maudire la guerre, mais aussi refuser que la République se contente de la célébrer, au lieu de s’employer à l’empêcher.
On nous explique parfois que pour avoir la paix, il faut être craint, et pour être craint, il faudrait s’armer toujours davantage. La logique paraît implacable. L’histoire récente nous enseigne tout autre chose.
Durant la guerre froide, la montée en puissance et la militarisation croissante des États-Unis et de l’Union soviétique n’ont jamais apporté la sérénité. Elles ont fait peser, pendant des décennies, la menace permanente d’un anéantissement nucléaire. Ce n’est que lorsque des processus, certes imparfaits mais réels, de désarmement, de diplomatie, de coopération ont vu le jour que l’humanité a retrouvé un peu de souffle et d’espoir.
Notre situation aujourd’hui présente d’inquiétants parallèles. Les injonctions à l’armement et à la préparation militaire se multiplient, sous couvert de « notre sécurité». Mais la France dispose d’une doctrine formalisée dans le concept de « défense globale », qui intègre à la fois la protection du territoire, la dissuasion nucléaire (pour les menaces d’État majeures) et la résilience nationale (capacité à faire face aux crises et à assurer la continuité de la vie nationale).
Alors, quel est le sens de consacrer toujours plus de moyens à des équipements destinés aux opérations extérieures, aux projections de forces lointaines ? Sinon de se préparer à entamer la paix au lieu de la consolider ?
Car la force d’un État ne se mesure pas seulement à son budget militaire.
Elle se mesure à la vigueur de sa diplomatie, à sa capacité à prendre des initiatives de paix, à défendre le droit international, à soutenir l’apaisement plutôt que l’escalade. Elle se mesure aussi à sa capacité à honorer la mémoire, à organiser des gestes de réconciliation, des coopérations culturelles, des commémorations partagées : tout ce qui contribue, patiemment, à une paix durable.
Commémorer le 11 novembre 1918, ce n’est pas s’installer dans la nostalgie ou se réfugier dans un roman national confortable. C’est accomplir notre devoir de mémoire vis-à-vis de celles et ceux qui nous ont légué le courage de défendre la Nation et la démocratie, mais aussi une exigence de pacifisme, de solidarité, de justice.
C’est affirmer que nous ne voulons pas que les noms gravés sur nos monuments deviennent, pour les générations futures, les premières lignes d’une liste sans fin.
C’est rappeler que les poilus, les civils, les résistants, les fusillés, les déportés, celles et ceux que j’évoquais tout à l’heure – Lily Keller Rosenberg et tant d’autres – forment une même chaîne de témoins. Ils nous disent tous, chacun à leur manière : ne soyez ni amnésiques, ni résignés.
À notre tour, nous devons transmettre à nos enfants une mémoire exigeante, honnête, qui ne mente ni sur les causes des guerres, ni sur leurs conséquences, ni sur les responsabilités politiques. Une mémoire qui ne sacralise pas la guerre, mais qui consacre la paix.
Alors, en ce 11 novembre, ayons une pensée pour toutes les victimes de la guerre, sans distinction de nationalité, d’origine ou de couleur de peau.
Engageons-nous à faire vivre un souvenir fidèle, à lutter contre toute instrumentalisation de l’histoire, et à travailler, concrètement, à un avenir plus juste, plus solidaire, plus fraternel.




